Article concernant l'automutilation
Posté : lun. 04 sept. 2006, 17h53
Bonjour à tous,
je vous mets-ci dessous un article traitant de l'automutilation que j'ai recopié. C'est une étudiante en psycho qui m'a transmis ce document. C'est compliqué à comprendre, c'est plein de termes de spécialiste mais c'est intéressant tout de même.
Bonne lecture.
L’automutilation, mise en perspectives de quelques questions
Olivier Douville.
RESUME :
L’automutilation est une conduite qui apparaît dans des contextes cliniques et psychologiques fort variés. L’auteur pose la question de cet « auto » qui serait agent et objet de ces conduites. Il reconsidère, pour cela, les amorces de la relation à l’Autre et à l’Objet ; à partir de quoi il propose deux statuts de l’automutilation : réponse à une mélancolisation narcissique, fréquente à l’adolescente, ou construction d’une psychisation possible des temporalités et des espaces dans l’autisme.
Quel corps donc est mis en acte (ou même en scène) ? Cette question ouvre à la dimension de la clinique institutionnelle et du transfert.
REMARQUES GENERALES
Bien qu’il ait été fait mention d’une automutilation dite « normale » et qui est une conséquence possible des incoordinations motrices des premiers âges (Shentoub et al., 1961), les comportements d’automutilation impressionnent et alarment. Leur diversité fait qu’ils ne sauraient être tenus pour de simples survivances, actuellement déphasées, de mode autrefois adaptés par lesquels le sujet se serait approprié son corps.
Comme tous les comportements violents, ces conduites ne sont pas observées dans la distance objectivante – et réductrice. Elles font naître une situation qui mobilise une réponse de la part du clinicien, pris à parti au plus vif de sa subjectivité. Et il faut encore souligner que le discours clinique que l’on peut construire à leur propos est tributaire de la situation de travail qui nous implique face à elles. C’est à dire que théoriser les conduites d’ »automutilation » permet d’abord de parler de la façon dont notre présence soignante peut donner orientation et contenance au corps ainsi exposé.
Au sein des cliniques de l’acte, le statut nosographique qui peut être donné à l’automutilation est très difficile à préciser. Comportement ? Conduite ? Acte ? Geste ? Les notions se bousculent au risque de se confondre, alors qu’elles sont loin de s’équivaloir.
Un mot déjà sur la notion de « conduite ». Plaçons-nous, en tant que clinicien, dans l’étude de la conduite de « cas » individuels, dans la suite de nos textes fondateurs, et donc à la suite des travaux de recherche et de manifeste de Lagache. La concentration sur la conduite, nous informe chez Lagache, sur l’héritage reconnu de Janet, mais sans doute aussi sur celui plus obscur ou plus dénié, de la thèse de Lacan, qui on le sait, portait sur des liens explicatifs possibles entre le manifeste des conduites homicides d’automutilation et les thèses freudiennes sur la personnalité et le narcissisme.
En situant l’automutilation dans le registre de la conduite, on sera préoccupé par ce que ces gestes révèlent de cette modalité de la présence que le sujet se construit, en tant que personne, à partir des identifications dont il s supportent. La valeur de la personne, autrement dit sa consistance sera de s’assurer une demeure dans son corps, qui sera à la fois lieu de ses signes et passeport de son être. Il est nécessaire d’insister sur ce point, dans la mesure où nous pouvons, depuis Freud, considérer qu’il n’y a pas de pulsion, et du même coup, pas même de corps, sans que se tresse un lien à une extériorité, sans que ne se façonne un rapport du sujet à l’autre. Si la personne peut se croire enclose dans les limites parées et ritualisées de son corps, dans le lustre borné de son image, le sujet est, lui, ce qui tombe entre un corps et un autre, ce qui est voué à prendre corps dans les circuits de la parole, de l’échange, du don, et, pour tout dire, dans les circuits de la demande et de ses impasses. Ainsi, n’y a t-il pas d’atteinte contre le dit « corps propre » qui ne soit en même temps situable et située au champs d’une altérité, plus ou moins opaque, terrible ou consolatrice. Ce que nous explorons plus en avant, avec cette si précieuse notion freudienne de « complexe d’autrui » (1895).
S’il est astucieux de considérer l’automutilation comme une conduite, c’est bien parce que cela permet un retour à la compréhension psychanalytique. Cette dernière vient dépasser le simple constat phénoménologique tant qu’elle suppose que les territoires du corps, les balancements entre forme et informe du corps, ne se situent pas dans l’exacte limite des images et des gestes, mais qu’ils concernent et révèlent les aléas de la moise en place de la grammaire pulsionnelle. Celle-ci est nécessairement indexée au champ de l’autre. Afin de discuter de ces conduites, nous exécuterions alors un quart de tour dans nos références doctrinales allant de la notion d’un « auto » (« auto-mutilation, auto-excitation, processus auto-calmants,...), pour prendre en considération la tension à l’altérité qui se révèle, se cristallise et, parfois, se crée dans de telles conduites.
DE QUELQUES RECHERCHES…
« Auto-agressivité » et « automutilation » sont souvent des termes proposés comme interchangeables, et cette interchangeabilité met en relief l’idée d’une mutilation ou d’une agressivité dont l’« auto » serait l’agent. Toutefois, en présence de gestes automutilatoires, tels que peuvent les commettre les enfants autistes par exemple, il est possible de se demander si cette centration sur ce qui serait d’un domaine de l’« auto » semble justifiée ou, en tous les cas, féconde. De façon plus vaste, si l’on tente de prendre en compte les diverses situations cliniques où sont produites des automutilations, l’étude de ce phénomène, même pour des pathologies moins lourdes que l’autisme ou la psychose infantile, est rendue ardue du fait que rares sont les associations verbales du sujet qui permettent de cerner ce moment automutilatoire. Prenons le cas des automutilations à l’adolescence, qui sont de gravités assez diverses, certaines pouvant présider à des entrées dans la psychose (Delaroche et Mourras, éd. 2004). Ce sont le plus souvent des rationalisations, des mouvements de dénégations, voire de déni qui caractérisent la parole de quelques rares sujets (souvent, donc des adolescents) qui se sont automutilés. Et nous savons tous à quel point l’idée de donner une interprétation clinique (et a fortiori psychanalytique) d’un comportement peut étonnante et peu probante, dans la mesure où l’on analyse plus un dire, plus une énonciation qu’une conduite et qu’un comportement. A moins de réduire l’élaboration d’un fait clinique à de la psychanalyse appliquée…
Qu’en est-il alors des conduites qui non seulement ne sont pas dites mais se produisent le plus souvent dans un vide de langage comme le sont la plupart de ces actes agressifs ? Qu’entendre ?
Les automutilations ont le plus souvent été décrites et situées et ce, finement, dans les moments où sont mis en périls et catastrophe les fonctions contenantes des cadres, des étayages (Bérès, 1954). Par analogie, revient ici encore la figure de l’adolescent, anxieux et dépersonnalisé, qui peut devenir autodestructeur lorsque sont contrariées les orientations fantasmatiques qui règlent le sentiment de continuité de soi-même dans le temps (Douville, 2004). Il y a assurément là un effort pour cerner une réponse du sujet à une intrusion du réel. Toute la difficulté provient néanmoins dans l’attribution d’un sens à ces conduites qui sont parmi celles qui nécessitent le plus l’urgence d’une réponse.
Quels sont donc les concepts et les dispositifs qui permettent de se saisir de cette conduite pour la hisser à la valeur d’un fait clinique ? Qu’est-ce qui permet de relier un acte à des éléments langagiers tenus par le sujet ou par l’entourage immédiat, familial et ou institutionnel ? Les interprétations phénoménologiques ou psychanalytiques à propos de l’automutilation si elles refusent d’y voir un simple automatisme ou une stéréotypie, vont y déceler des expressions archaïques de la défense. Allant plus loin dans le sens d’une compréhension de ces mouvements comme en lien à autrui elles peuvent faire de l’automutilation un événement qui met le corps du sujet en situation, en adresse. Toute la difficulté, en l’occurrence, provient de ceci que les actes d’automutilation les plus sévères ont été observés chez des sujets à propos desquels il a pu être mis en doute qu’ils se situaient d’emblée dans une dynamique intersubjective, les grands autistes par exemple.
Un pas dans la compréhension de ce genre de phénomène a été accompli lorsqu’il a été posé , comme le propose J. Aubry, que ces conduites pouvaient avoir valeur de défense. Les enfants très régressés, réagiraient par ce repli sur le corps, et par cette façon même de revenir au corps, à une intrusion catastrophique de la présence d’autrui. S’agit-il alors de gestes ou de mouvements, toujours les mêmes, stéréotypés et inadéquats qui apparaissent à chaque fois, ou presque, que l’on tente de s’approcher d’un enfant ou d’établir un lien affectif ? Cela fut souvent observé en particulier dans la clinique des autistes. Mais il faut aussi rajouter que ces conduites peuvent aussi bien se manifester sans que l’on sache très bien pourquoi, à des moments où l’enfant semble bien moins affectés par la présence d’un observateur que par les particularités de sa vie psychique (vécu hallucinatoire ?).
Comment venir à bout d’une telle difficulté dans le repérage clinique ? Car déjà, les hypothèses se contrarient. Soit on suppose que l’automutilation est un geste, qu’elle est presque un acte, soit on y voit le résultat répétitif d’un défaut de structuration, comme un automatisme sans intention, diffus et sans accroche à autrui.
ELEMENTS DE METAPSYCHOLOGIE
A partir de corpus d’hypothèses théoriques et d’observations cliniques peut-on supposer à l’enfant automutilateur une capacité de mise en forme de ses émotions et postuler que ce geste s’insère dans des processus de communication ?
Nous ne pouvons répondre à cette question sans nous référer à une métapsyhcologie originaire, une façon de mythologie théorique des premières relations du sujet au monde. Nous partons alors de ceci que l’automutilation se déclencherait le plus souvent dans des contextes qui réactivent les premières relations d’un enfant confronté au complexe perceptif et émotionnel du premier semblable, perçu comme présence à la fois hostile et secourable. Et c’est bien sûr ici la référence à la première partie de l’« Esquisse pour une psychologie scientifique » (1895) de S. Freud qui s’impose. Dans ce texte, Freud introduit le principe d’identité. Tous les mécanismes psychiques auront pour but une identité entre la mémoire et le percept, lorsque le sujet vit une tension qui ne saurait s’épuiser par la décharge motrice et pulsionnelle. Les processus mentaux ne sont pas réservés seulement à la réalisation d’une décharge motrice ou biologique adéquate. Dans l’acte mental, le moi recherche l’identité (principe d’identité, expression fondatrice d’une philosophie de la présence). L’attraction de l’image investie par le désir, d’une part la vigilance et l’attention d’autre part, facilitent le processus d’identification de l’image mnémonique avec celle investie par la perception. Nous avons là une préforme de l’activité de jugement. L’énergie psychique ne suit plus des frayages primaires, cette dérivation ci implique, au contraire, un investissement dirigé du moi. Dans certains cas l’obtention de l’identité suppose un acte moteur du percevant. Il est des cas de reconnaissance rencontrée où la perception ne s’accorde pas absolument avec les traces mnésique dont la reviviscence est désirée. Cette perception est investie et permet soit des associations sans activité de jugement, rêverie, soit le déploiement de l’activité de jugement. Il peut exister un ordre d’identité au niveau du tout et des distinctions au niveau des parties. Réminiscence et connaissance se retrouvent tout à fait impliqués et possiiblement antagonistes au moment de la constitution de la première subjectivité, lorsque la perception d’autrui se construit par rapport aux différents fragments perceptifs que le nourrisson a de lui-même. Freud part de la rencontre entre l’enfant et une personne, une altérité remarquable en cela qu’elle est du même ordre que celle qui lui a permis et donné les premières expériences de satisfaction et donc, aussi, son premier déplaisir (n’allons pas chercher chez Freud ou Winnicott, de longs sanglots sur la bonne mère oblative des commencements). Il y a donc un intérêt psychique pour cet autre qui est aussi l’autre de la puissance : puissance de donner et de priver, d’être là ou pas, de répondre à la demande ou de la refuser.
Il va y avoir un moment où dans cette temporalité de la subjectivation, les divers segments de la reconnaissance moi-autrui vont s’apparier en diverses translations et clivages qui ne pas synchroniques. Adoptons pour un temps, le point de vue cognitiviste. Qu’observons- nous ? Un enfant va tenter de distinguer ce qui est de la forme globale acoustique et visuelle (l’autre parlant). Les éléments que Freud cite sont, les traits du visage, les mouvements de la main, les cris (p. 348 éd. 1956). Ils peuvent être rapportés à des faisceaux d’expériences interoceptives, extéroceptives et proprioceptives, surtout, du sujet à son corps propre. Des traces mnésiques de ces diverses activités et sensations sont investies dans cette tension de reconnaissance. Ainsi, le complexe d’autrui se divise en deux parts, l’une donnant une impression de structure cohérente et permanente (nous sommes là plus proche de ce qui est aujourd’hui, est nommé Gestält), tandis que l’autre est peut être comprise grâce à une activité mnémonique.
Mais le nœud du problème gîte ailleurs. Il s’inscrit dans ce moment où l’activité de jugement, analogique ou par balayage, ne suffit pas à asseoir l’identité, donc le narcissisme. En effet, une partie de la perception n’est pas intégrable au champ disjoint des identités élémentaires. En premier lieu le regard, puis la voix. De sorte que, déjà, des objets pulsionnels peuvent se cliver, en objet recouverts par l’image du corps de l’autre, préforme de l’image du corps, tandis que d’autres deviennent la part errante, fantomatique de ces objets privilégiés de ces deux pulsions qui visent la présence de l’autre : le regard et la voix. Freud commence par nous décrire en quoi l’expérience de la satisfaction donne lieu à un frayage tel que la réminiscence imagée de la personne secourable et de la situation d’apaisement se trouve réinvestie avec la résurgence du besoin. Pour autant, cet investissement de la trace mnémonique ne saurait être expliquée par un frayage purement mécanique, puisque l’objet dépend dans sa constitution du registre de l’autre humain. L’appel et le cri se creusent sur le fond de l’absence de l’objet.
Poursuivons. Quelque chose peut se détacher de la chaîne réflexe des objets signaux suspendus à des réminiscence de plaisir et de déplaisir et exercer sur elle la tyrannie de ses effets de retour. Il y a dans toute construction psychique humaine du refoulé irréductible. L’enfant, lui, est sensible au fait qu’un reste échappe à ses capacités de pensée et d’agir. au-delà de ce qui s’offre à ses facultés de compréhension, par-delà les gestes et les présences de l’autre, ses intentionnalités éparses ou régulières, il y a désir. On pourrait alors supposer que la pensée se constitue en parallèle avec le désir par les voies de l’interrogation sur ce qui se manifeste de la part du prochain comme intentionnalité obscure.
La scène du Nebenmensch ne se ferme pas sur une perspective d’achèvement. se voir en l’autre ouvre sur l’unification imaginaire, mais sur la menace aussi d’être dessaisi de l’autre, chuté de lui. Nous reconnaissons là une impossibilité située, bien au delà d’une impuissance, que la rencontre et la confrontation avec l’altérité nous rendent transparente sa volonté à notre égard. Pas de symétrie.
Des traits nouveaux et qui ne sont réduits par aucun travail de comparaison vont composer un fond organisé et stable, hors représentation, c’est à dire construit comme reste part l’activité de représentation. La représentation permettant la conquête du sentiment d’identité ne peut être une copie fidèle de la réalité, elle crée une réalité nouvelle et complexe donc. Il n’y a ici aucune métaphysique de la Chose ou du Réel préalable à faire valoir en psychanalyse. C’est donc ce complexe d’autrui qui crée des impossibles (donc du réel) et il n’y a pas à gloser sur un défaut du symbolique, qui échouerait à décrire tout un réel ordinairement posé comme préalable.
Ce point impossible, inassimilable, ne s’inscrit pas non plus comme une perte sèche pour le sujet. Bien au contraire, il devient la condition de toute perception, car autrement s’il était donné au sujet de percevoir absolument l’Autre, de le prendre intégralement, alors le sujet se confondrait avec le Réel. Avant donc que l’enfant parle son corps, en tant qu’il est pris dans la grammaire de ce que l’autre lui veut, il est marqué et morcelé par les signifiants qui lui viennent de la mère. S’il est évident qu’il y a pour chacun un organisme préalable, c’est aussi que le corps du sujet parlant est le fruit d’une opération de la mère et des opérations du sujet. Le corps du sujet n’est pas commencé par le sujet en tant que tel. C’est la position de futur sujet « en corps » dans les gestes et les phrases de l’autre, qui permet au sujet de s’assurer qu’il a un corps qui vient signifier son organisme. Autrement réduit à son organisme, le sujet est un reste informe. Il prend un corps en prélevant sur l’autre des réseaux, des traits. Une cartographie de l’entre deux corps se profile, se promet et se promeut, qui sera sans doute en état de défaillance là où, ultérieurement ce sera sur son propre organisme que le sujet tentera de prélever ces traits, mais sans boucler son geste dans la signification assumée d’une adresse à l’autre.
Ainsi se fait jour une première différence, qui sera assez longuement commenté par les psychanalystes à la suite de Lacan (dont S. Faladé) qui est situé entre un état mythique et originaire de jouissance absolue et une mémoire trouée. La signification toute phallique du corps, une fois rejetée crée le monde, orphelin de la Chose. Ce rejet est rejet du désir maternel. Cela veut dire que l’organisme acquiert des possibilités subjectives si se mettent en place des mouvements de rejet de l’excès d’excitation et de l’excés de la présence maternelle ; c’est aussi l’enfant qui crée la mère « suffisamment bonne » par ces rejets, amorces psychiques et physique de la dénégation.
Ces points théoriques étant précisés, on peut ajouter qu’un tel rejet n’est pas une simple oprétation mentale. Il suppose aussi une kinésie. Du mouvement. Des possibilités de renverser l’activité en passivité, la passivité en activité. Un moment de lien entre ce déni de l’emprise du désir de l’autre de l’Autre sur le psychisme du sujet, et une acceptation de se laisser séduire par la face découpée du complexe d’autrui, les signifiants et les bouts de corps retirés au corps de l’autre. La vie psychique symbolisante suppose le rythme. L’argument clinique pourrait alors être le suivant. La pulsion est située comme dépendante d’un double mouvement : de la demande de l’Autre s’origine la pulsion qui est d’abord jouissance puis excès de jouissance rejetée au-dehors. En même temps, donc, l’Autre se divise en une part part compréhensible et une part incompréhensible. Cette part compréhensible permet au sujet d’adopter les signifiants de l’Autre. L’enfant se fait alors manipulateur et découpeur des premiers flots continus de matière, aux premiers rangs desquels vibre la vocalisation.
Notre mythologie théorique attribuera en ce sens une capacité de choix à l’infans.
LE MODELE DU CORPS DEVENU ETRANGER, PRESQUE INFORME : L’AUTOMUTILATION COMME RETOUR AU GESTE FONDATEUR D’UNE CONTINUITE DU VECU CORPOREL.
Supposons maintenant que l’enfant accède à la coupure entre lui et le Monde, entre lui et la face de jouissance du désir de l’autre et les signifiants et traces que cette demande érogénéise sur la peau, l’enfant inscrit une première intégration du manque. Une partie de la libido se transvasera sur l’objet, ce qui confère une dimension narcissique dans le rapport aux objets, qui est tout à fait inéliminable. Et ce qui ne s’accroche pas dans ce rapport narcissique au semblable revient au cœur de l’économie libidinale.
Le sujet décharge cette énergie par le dissemblable, l’objet transitoire, qui dans les meilleurs cas peut être dit à la suite de Winnicott, transitionnel. Ce résumé idéal suppose un développement continu, dans un contexte d’étayage suffisamment constant.
Nous avons plus affaire, en présence de conduite automutilatrices, à une réponse violente à des moments de complet bouleversement du narcissisme. C’est alors le corps lui-même qui est pris dans la turbulence des remaniements narcissiques et qui, loin d’équivaloir à l’image idéale du semblable, redevient ce poids de réel qui insiste. Or il semble, bien que les adolescents, filles et garçons, vivent pour certaines et certains d’entre eux un moment transitoire, fortement anxiogéne où la vie brutale qui circule dans les humeurs de leurs corps et se signale par irruption (sang des menstrues, éjaculation) crée une sidération, un vide idéatif, une angoisse de dépersonnalisation. Cette angoisse ne peut en rien se retrouver subsumée en angoisse d’« inquiétante étrangeté ». elle signale non la retrouvaille insoupçonnée et irruptive d’un refoulé, mais bien plus et bien plus autrement, la rencontre avec la matière brute du corporel, avec sa substance même.
Qu’est le corps à ces moments là ? Pas encore une scéne bien qu’il insiste à se représenter, pas encore un thème bien qu’ils insiste à se couvrir de « piercing », de tatouages ou de blasons. Pas encore un motif donc. Au reste, il n’est rien de plus malhabile ou de plus erratique pour toute recherche en anthropologie clinique de ne considérer les piercings ou les tatouages que comme des actes d’écriture sur un moi étendu et aplani à sa surface corporelle. Le poinçon de la trace ne se dépose pas sur une surface plane, il crispe et cristallise une topologie de la profondeur qu’il excite bien davantage qu’il ne la signe. La coupure ne s’est pas déposée en lettres. Il se fait une activité incessante de la marque et de la coupure, forme erratique du premier trait symbolique qui se répète dans sa violence même. Parler à propos de ce type d’automutilations de « défaut de symbolique » ne peut qu’induire en confusion. Il n’y a pas là à tenir le conventionnel discours portant sur le défaut de symbolique, mais bien davantage à repérer un geste symbolique qui se répète compulsivement. Il y a un défaut de nouage symbolique aux registres du réel et de l’imaginaire. Il serait plus astucieux de parler d’un défaut de médiation imaginaire : le corps ne trouvant pas la scène et le récit pour se produire comme événement pour autrui, pour se convertir en lieu des parures, de promesses, des mascarades déjouables et des échanges possibles.
La clinique insiste qui mise sur une prise en compte des puissances de l’informe du corporel.
L’adolescence doit effectuer deux opérations solidaires. D’une part, fabriquer une façon de geste polémique avec l’informe du corporel ; ensuite sexualiser ce qui reste de ce dialogue. Ces deux opérations étant provoquées, comme réponse après-coups, par le trauma pubertaire.
Quel corps pour quelle adolescence ? La question a deux faces, deux aspects. Elle est tout d’abord pathognomonique de nos mondes contemporains au sein desquels se diffusent autant qu’elles s’éparpillent, les techniques du corps. Elle est ensuite une question de structure qui prend en compte la naissance des significations et des assignations symboliques des turbulences corporelles du pubertaire. L’anthropologie est ici convoquée. Mais elle l’est à un double titre. D’une part, sa naissance d’information sur le plan local apprend, fascine et divertit. Le culturalisme sema mille efflorescences de descriptions de sexualités adolescentes joyeuses, innocentes, gourmandes et sensuelles. Reste, d’autre part, la dimension de ce qui humanise le scandale du corps humain. Les anthropologues et les psychanalysent savent, aujourd’hui, que la fabrique du corps humain suppose des attaques, des marquages, des assignations et de référenciations. Et, de plus en plus, leur objet n’est plus seulement la grammaire culturelle du corps. Il se déplace. S’élargit. jusqu’à toucher aux fondements de l’appropriation du corporel, aux moments décisifs des dépersonnalisations singulières et collectives.
C’est ici que l’on peut toutefois se demander si, à partir de cette première coupure évoquant le refoulement originaire, il n’y a pas de destins différents du rapport au corps et à l’objet. Ils seraient liés à la possibilité d’existence d’une trame psychique renversant en actif le passif et l’actif en passif, et aidant à la combinatoire des fantasmes originaires et jouant avant la puberté. Certains sujets mélancoliques (et non psychotiques) étant, persuadés que le monde des objets est clivé entre des objets qui les tyrannisent et des objets en lesquels tout l’affect va se transvaser, le sujet étant la cause du défaut qui les accable. Ainsi, C. Chabert signale-t-elle avec raison la fréquence du traitement mélancolique du fantasme de séduction lorsque le retournement sur la personne propre (destin possible de la pulsion) assure la conviction d’avoir été séduite par le père et non d’avoir été séduite par elle. L’agent séducteur n’est plus l’adulte pervers, il est le sujet lui même.
LA MUTILATION DU JEUNE PSYCHOTIQUE ET DU JEUNE AUTISTE
Devant un tout jeune automutilateur, il convient d’observer, sans relâche, comment le corps du sujet se pose dans l’espace, comment il se raccroche à autrui, comment le sujet accepte ou refuse des amorces de lien, quels sont les objets externes auxquels il se raccroche, etc. (Mittelman. 1954). Puis sans doute, remettre en doute la valeur explicative par l’autopunition ou l’auto-agressivité, pompeusement baptisées « expression de la pulsion de mort ». il en est de même aussi pour les pathologies graves de l’adulte. Les mélancolies délirantes par exemple.
Mais observer ne mène à rien si on ne dispose pas du concept qui permet de rassembler les observations et de leur donner un sens. Ici la démarche de recherche clinique a bien du mal à se dégager des nécessaires croyances et idéologies institutionnelles qui suppose que les sujets qui sont traités dans une institution aient une forme particulière d’attente, de demande ou de tout du moins de « non-indifférence » aux soins qui leur sont prodigués. Et nous savons, en tant que cliniciens, à quel point ces scénarios « transitivisent » le sujet en ce qu’ils lui attribuent une intentionnalité et une intériorité psychique expressive.
L’effort fut alors de mettre en relation, comme le fit Jenny Aubry, les moments d’autoprotection et des moments d’automutilation que présentent des enfants très carencés (et, pour certains, possiblement autistes) avec les modalités de présence (sur le mode contenant ou intrusif) des personnes qui prennent en charge ces enfants.
Il fallait donc faire parler l’automutilation. La situe. Répondre à la question de savoir si elle est message du sujet et déjà solution inventée par lui pour répondre à des tensions et même à des conflits. L’artifice le plus commode, et solidement appuyé par la clinique comparative psychiatrique, est de tenter de bâtir des typologies des comportements d’automutilation.
Une première tentative de repérage se dessine alors. Voulant établir un état des lieux des recherches concernant l’autisme infantile, Braconnier et Ferrari ont proposé, dès 1982, d’établir une distinction forte entre l’automutilation dite des « schizophrènes de bas niveau » qui serait préconflictuelle et celle des « schizophrènes de haut niveau » qui constituerait une solution pour un conflit intrapsychique.
Rendre parlante l’automutilation suppose une opération qui « greffe » un partenaire sur le sujet qui s’automutile afin d’intégrer ce comportement dans un contexte relationnel. L’automutilation prend un autre sens du moment où quelqu’un s’émeut, et contient, répond à l’acte. Mises (1963, 1981), note qu’à côté des automutilations graves présentées par certains autistes ou certains enfants psychotiques, des passages à l’acte qu’il qualifie « d’auto-agressif » peuvent survenir du seul fait qu’un adulte tente d’établir un contact avec un enfant ou tente de modifier les protocoles de relation habituels entre cet enfant et lui. Nous pourrions développer une hypothèse et proposer, à partir de ce constat, que des conduites automutilatrices surgissent lorsque le sujet est débordé par la présence et la demande de l’autre.
Une clinique différentielle serait alors possible (Dumesnil, 1984). Retrouvons cet infans qui fait choix du rejet de cette coupure entre lui et l’Autre, entre lui et le Monde. L’enfant autistique fut un nourrisson qui, faute d’accéder à cette première inscription et recouvrement de l’objet primordial par des signes de perception, n’a pas pu mettre en place de système de pare-excitation suffisamment solide au moment où furent vécues des angoisses catastrophiques d’anéantissement. Ce qui mènera possiblement cet enfant à rejouer dans le Réel les opérations de partition et de coupure, au sein du continuum de sa matière jouissance, c’est à dire le corps. L’automutilation exprime dans une reconduction première des opérations de séparation mais tout à fait abouties, comme si l’enfant voulait de se couper de tout ce qui représente ce qui, de l’autre, l’appelait à répondre en tant que partie détachée du monde. Mais elle aussi et paradoxalement ce qui redonne au sujet une certitude de corps, une certitude de réalité.
Nous sommes souvent dans un premier temps avec des autistes dans un sentiment d’être devant une étrangéité extrême ; or, et ceci fût observé, encore récemment, à la suite de M. Litle, par O. Bernard-Desoria ou C. Lheureux, l’enfant autiste évite la rencontre qui le submerge mais ce, non pour nier l’autre et le réduire à néant, mais pour conserver un lien dit « idéal » aux autres, mais sans leur présence. Forme tout à fait étonnante d’un appui sur le couplage de la présence et de l’absence qui ne fait pas jeu. Observer ce qu’il y a de destructeur dans l’autisme ne devrait pas empêcher de prendre en considération les réponses différées que certains autistes font à des signes de demande (ou tout simplement des signes de vie) émanant d’autrui. Il est vrai que pour bien s’occuper d’enfants autistes, il faut du temps, du temps ou presque perdu, presque lancé dans le vide de tout suspend de projet, mais non dans le retrait de toute espérance.
La plus grande difficulté que nous éprouvons à comprendre le sens d’un acte automutilatoire provient du choc causé par ce nous observons. Nous supposons qu’un sujet se fait mal à « lui-même ». Et sans cette supposition mobilisatrice d’empathie, nous aurions du mal à réagir et à répondre. Mais c’est déjà attribuer à l’enfant un certain nombre de sentiments et de suppositions. Sentiments que son corps est à lui et qu’il est son bien, sentiment qu’il se situe dans un espace au sein duquel il se place et s’oriente comme un échantillon détaché du Monde et détaché des objets du monde. Ce que cette supposition nous empêche de penser est précisément le rapport entre le geste automutilatoire et la fonction de la coupure. Ainsi, des passages à l’acte que nous pouvons décrire comme auto-agressifs peuvent survenir du seul faut qu’un clinicien (ou toute autre personne en charge de l’enfant) vit avec l’enfant une relation physique intense, étroite, de façon si proche qu’ils sont pas articulés l’un à l’autre, mais plus l’un par l’autre parasités et paralysés. L’un et l’autre confondus par une surface sans bord et sans orientation. La séparation qui advient nécessairement est une fausse coupure, elle est une coupure qui ne fait pas coupure mais qui démembre le monde et l’enfant. La fusion ayant obéré la décharge de toute une partie de la sthénicité de l’enfant, la fausse coupure de la séparation libère l’énergie pulsionnelle. Ainsi, dès que l’objet résiste un peu au travail de sape de l’annulation, se fait jour un risque de retournement de l’agressivité contre soi. Là encore, faut-il considérer que cette auto-agressivité, allant jusqu’à la mutilation si on n’y prend pas garde, ne reconduit pas le sujet vers une mythique case départ. Le réel du lien corps du sujet et corps d’autrui, ne se trouve pas totalement aboli et le monde ne revient pas toujours à la même place. Voyez comme après des épisodes de rage automutilatrice, certains enfants ne font plus passer cette coupure entre leur corps et eux, certains enfants n’accouchent pas d’un morceau d’eux-mêmes qu’il laisserait chuter dans le monde. Certains, à ces moments de calme revenu, vont chercher une forme d’abri rudimentaire chez l’autre. Ils trouent l’espace (Douville, 1997 ; Lheureux, 2003). Que ce soit en évidant des murs, en creusant des seuils ou en allant par morsures, par la sthénicité de la bouche entamer le corps d’autrui. Il ne s’agit pas de pousser le stoïcisme professionnel jusqu’à se laisser ronger de la sorte. Mais rien n’interdit que nous puissions comprendre que cette bouche, par quoi commence notre corps humain, creuse une faille où se projeter. L’agression, et de même, l’automutilation antécédente n’est pas un simple automatisme, et ce n’est pas non plus un simple geste de protection. Le corps humain commence en même temps que commence la faille dans l’autre, faille où ce corps peut trouver à se loger. Alors, la coupure qui ne fait pas coupure, ce geste symbolique jamais en lien avec les mots qui enchantent le monde ni avec l’imaginaire qui densifie le corps et l’oriente, ne se jouent plus sur le corps réel de l’enfant. Sur ce premier continent, cette prime consistance. Alors la coupure se déplace et qui son involution fracassante. Elle passe entre corps et espace, déjà. Les corps, en torsion, un peu à la façon des peintures de la Haute Egypte sont traversés par des vecteurs d’espace qui semblent charrier à eux les extensions du corporel. Torsadés et non lovés, les bras traçant des courbes, les corps se plient et les objets sont souvent tendus au-dessus des têtes comme en une offre, encore timide, rebelle, à peine dans l’attente d’un geste qui reprend, contient et redonne. Une torsion, une coupure entre le monde et l’espace et l’enjeu d’un lien : tels sont les mots qui disent le mieux, pour moi, la façon dont certains autistes tentent de relier des points antipodiques de l’espace. Le mouvement n’est plus celui d’une involution qui tend vers le repli le plus sur lui-même refermé et enclos. Eviter ce trop de réel que convoque le corps d’autrui impliqué par la rencontre n’est pas pour un tel enfant que se tenir alors au bord de la néantisation. Avec quelle cohérence économique l’enfant crée et conserve-t-il du lien ? L’autiste alors ne se réduit plus à cette chose insécable qu’il collectionne souvent avec une minutie extrême. Loin de n’être que le plus petit et le plus compact corpuscule de l’espace, il devient, de l’espace, le vecteur. Cette coupure passant entre lui et l’autre, il peut détacher des formes, des objets, où même jouer à des mouvements où il met hors du champ son thérapeute pour l’y inclure aussi énergiquement juste quelques secondes plus tard. Le mouvement revient sur lui-même et se coupe, à la condition que nous sachions l’accompagner. Et nous consentons à être ce bout du corps dont l’autiste a besoin pour écrire un tracé, tracé le plus souvent d’une ligne qui se recourbe et qui se recoupe.
Le passage de cette centration de l’enfant sur son corps (comme étant son unique continent) à la co-création des seuils, des portes, des fonds et des lignes perspectives, crée des successions de mouvements pensables. Se retire de l’automutilation son aspect proprement symbolique : l’attirance irrépressible pour l’insécable et la répétition de la trace que manifestent si souvent de tels enfants. Seule une patiente et créative recension des moments d’éprouvés et d’élaboration d’espace permet la conquête d’articulations entre le continu du temporel et le discontinu de l’espace, toutes exemplaires de la façon dont l’autiste psychise son être en psychisant le corps de son thérapeute. Le Monde a alors un fonds, une trame, presque une garantie d’existence.
CONCLURE…
L’extrême diversité des conduites automutilatoires, leurs survenues chez des sujets de structures psychiques fort différentes, nous a mené à tenter un repérage dialectique autour du complexe d’autrui.
Le fil rouge pourrait être de considérer ces conduites en rapport à la dimension d’altérité, et sans les réduire à de simples poussées de fureurs autodestructrices, de tenter de situer en quoi elles écrivent, dans la hâte, une possible nouvelle articulation entre corps, espace, temps et autrui.
je vous mets-ci dessous un article traitant de l'automutilation que j'ai recopié. C'est une étudiante en psycho qui m'a transmis ce document. C'est compliqué à comprendre, c'est plein de termes de spécialiste mais c'est intéressant tout de même.
Bonne lecture.
L’automutilation, mise en perspectives de quelques questions
Olivier Douville.
RESUME :
L’automutilation est une conduite qui apparaît dans des contextes cliniques et psychologiques fort variés. L’auteur pose la question de cet « auto » qui serait agent et objet de ces conduites. Il reconsidère, pour cela, les amorces de la relation à l’Autre et à l’Objet ; à partir de quoi il propose deux statuts de l’automutilation : réponse à une mélancolisation narcissique, fréquente à l’adolescente, ou construction d’une psychisation possible des temporalités et des espaces dans l’autisme.
Quel corps donc est mis en acte (ou même en scène) ? Cette question ouvre à la dimension de la clinique institutionnelle et du transfert.
REMARQUES GENERALES
Bien qu’il ait été fait mention d’une automutilation dite « normale » et qui est une conséquence possible des incoordinations motrices des premiers âges (Shentoub et al., 1961), les comportements d’automutilation impressionnent et alarment. Leur diversité fait qu’ils ne sauraient être tenus pour de simples survivances, actuellement déphasées, de mode autrefois adaptés par lesquels le sujet se serait approprié son corps.
Comme tous les comportements violents, ces conduites ne sont pas observées dans la distance objectivante – et réductrice. Elles font naître une situation qui mobilise une réponse de la part du clinicien, pris à parti au plus vif de sa subjectivité. Et il faut encore souligner que le discours clinique que l’on peut construire à leur propos est tributaire de la situation de travail qui nous implique face à elles. C’est à dire que théoriser les conduites d’ »automutilation » permet d’abord de parler de la façon dont notre présence soignante peut donner orientation et contenance au corps ainsi exposé.
Au sein des cliniques de l’acte, le statut nosographique qui peut être donné à l’automutilation est très difficile à préciser. Comportement ? Conduite ? Acte ? Geste ? Les notions se bousculent au risque de se confondre, alors qu’elles sont loin de s’équivaloir.
Un mot déjà sur la notion de « conduite ». Plaçons-nous, en tant que clinicien, dans l’étude de la conduite de « cas » individuels, dans la suite de nos textes fondateurs, et donc à la suite des travaux de recherche et de manifeste de Lagache. La concentration sur la conduite, nous informe chez Lagache, sur l’héritage reconnu de Janet, mais sans doute aussi sur celui plus obscur ou plus dénié, de la thèse de Lacan, qui on le sait, portait sur des liens explicatifs possibles entre le manifeste des conduites homicides d’automutilation et les thèses freudiennes sur la personnalité et le narcissisme.
En situant l’automutilation dans le registre de la conduite, on sera préoccupé par ce que ces gestes révèlent de cette modalité de la présence que le sujet se construit, en tant que personne, à partir des identifications dont il s supportent. La valeur de la personne, autrement dit sa consistance sera de s’assurer une demeure dans son corps, qui sera à la fois lieu de ses signes et passeport de son être. Il est nécessaire d’insister sur ce point, dans la mesure où nous pouvons, depuis Freud, considérer qu’il n’y a pas de pulsion, et du même coup, pas même de corps, sans que se tresse un lien à une extériorité, sans que ne se façonne un rapport du sujet à l’autre. Si la personne peut se croire enclose dans les limites parées et ritualisées de son corps, dans le lustre borné de son image, le sujet est, lui, ce qui tombe entre un corps et un autre, ce qui est voué à prendre corps dans les circuits de la parole, de l’échange, du don, et, pour tout dire, dans les circuits de la demande et de ses impasses. Ainsi, n’y a t-il pas d’atteinte contre le dit « corps propre » qui ne soit en même temps situable et située au champs d’une altérité, plus ou moins opaque, terrible ou consolatrice. Ce que nous explorons plus en avant, avec cette si précieuse notion freudienne de « complexe d’autrui » (1895).
S’il est astucieux de considérer l’automutilation comme une conduite, c’est bien parce que cela permet un retour à la compréhension psychanalytique. Cette dernière vient dépasser le simple constat phénoménologique tant qu’elle suppose que les territoires du corps, les balancements entre forme et informe du corps, ne se situent pas dans l’exacte limite des images et des gestes, mais qu’ils concernent et révèlent les aléas de la moise en place de la grammaire pulsionnelle. Celle-ci est nécessairement indexée au champ de l’autre. Afin de discuter de ces conduites, nous exécuterions alors un quart de tour dans nos références doctrinales allant de la notion d’un « auto » (« auto-mutilation, auto-excitation, processus auto-calmants,...), pour prendre en considération la tension à l’altérité qui se révèle, se cristallise et, parfois, se crée dans de telles conduites.
DE QUELQUES RECHERCHES…
« Auto-agressivité » et « automutilation » sont souvent des termes proposés comme interchangeables, et cette interchangeabilité met en relief l’idée d’une mutilation ou d’une agressivité dont l’« auto » serait l’agent. Toutefois, en présence de gestes automutilatoires, tels que peuvent les commettre les enfants autistes par exemple, il est possible de se demander si cette centration sur ce qui serait d’un domaine de l’« auto » semble justifiée ou, en tous les cas, féconde. De façon plus vaste, si l’on tente de prendre en compte les diverses situations cliniques où sont produites des automutilations, l’étude de ce phénomène, même pour des pathologies moins lourdes que l’autisme ou la psychose infantile, est rendue ardue du fait que rares sont les associations verbales du sujet qui permettent de cerner ce moment automutilatoire. Prenons le cas des automutilations à l’adolescence, qui sont de gravités assez diverses, certaines pouvant présider à des entrées dans la psychose (Delaroche et Mourras, éd. 2004). Ce sont le plus souvent des rationalisations, des mouvements de dénégations, voire de déni qui caractérisent la parole de quelques rares sujets (souvent, donc des adolescents) qui se sont automutilés. Et nous savons tous à quel point l’idée de donner une interprétation clinique (et a fortiori psychanalytique) d’un comportement peut étonnante et peu probante, dans la mesure où l’on analyse plus un dire, plus une énonciation qu’une conduite et qu’un comportement. A moins de réduire l’élaboration d’un fait clinique à de la psychanalyse appliquée…
Qu’en est-il alors des conduites qui non seulement ne sont pas dites mais se produisent le plus souvent dans un vide de langage comme le sont la plupart de ces actes agressifs ? Qu’entendre ?
Les automutilations ont le plus souvent été décrites et situées et ce, finement, dans les moments où sont mis en périls et catastrophe les fonctions contenantes des cadres, des étayages (Bérès, 1954). Par analogie, revient ici encore la figure de l’adolescent, anxieux et dépersonnalisé, qui peut devenir autodestructeur lorsque sont contrariées les orientations fantasmatiques qui règlent le sentiment de continuité de soi-même dans le temps (Douville, 2004). Il y a assurément là un effort pour cerner une réponse du sujet à une intrusion du réel. Toute la difficulté provient néanmoins dans l’attribution d’un sens à ces conduites qui sont parmi celles qui nécessitent le plus l’urgence d’une réponse.
Quels sont donc les concepts et les dispositifs qui permettent de se saisir de cette conduite pour la hisser à la valeur d’un fait clinique ? Qu’est-ce qui permet de relier un acte à des éléments langagiers tenus par le sujet ou par l’entourage immédiat, familial et ou institutionnel ? Les interprétations phénoménologiques ou psychanalytiques à propos de l’automutilation si elles refusent d’y voir un simple automatisme ou une stéréotypie, vont y déceler des expressions archaïques de la défense. Allant plus loin dans le sens d’une compréhension de ces mouvements comme en lien à autrui elles peuvent faire de l’automutilation un événement qui met le corps du sujet en situation, en adresse. Toute la difficulté, en l’occurrence, provient de ceci que les actes d’automutilation les plus sévères ont été observés chez des sujets à propos desquels il a pu être mis en doute qu’ils se situaient d’emblée dans une dynamique intersubjective, les grands autistes par exemple.
Un pas dans la compréhension de ce genre de phénomène a été accompli lorsqu’il a été posé , comme le propose J. Aubry, que ces conduites pouvaient avoir valeur de défense. Les enfants très régressés, réagiraient par ce repli sur le corps, et par cette façon même de revenir au corps, à une intrusion catastrophique de la présence d’autrui. S’agit-il alors de gestes ou de mouvements, toujours les mêmes, stéréotypés et inadéquats qui apparaissent à chaque fois, ou presque, que l’on tente de s’approcher d’un enfant ou d’établir un lien affectif ? Cela fut souvent observé en particulier dans la clinique des autistes. Mais il faut aussi rajouter que ces conduites peuvent aussi bien se manifester sans que l’on sache très bien pourquoi, à des moments où l’enfant semble bien moins affectés par la présence d’un observateur que par les particularités de sa vie psychique (vécu hallucinatoire ?).
Comment venir à bout d’une telle difficulté dans le repérage clinique ? Car déjà, les hypothèses se contrarient. Soit on suppose que l’automutilation est un geste, qu’elle est presque un acte, soit on y voit le résultat répétitif d’un défaut de structuration, comme un automatisme sans intention, diffus et sans accroche à autrui.
ELEMENTS DE METAPSYCHOLOGIE
A partir de corpus d’hypothèses théoriques et d’observations cliniques peut-on supposer à l’enfant automutilateur une capacité de mise en forme de ses émotions et postuler que ce geste s’insère dans des processus de communication ?
Nous ne pouvons répondre à cette question sans nous référer à une métapsyhcologie originaire, une façon de mythologie théorique des premières relations du sujet au monde. Nous partons alors de ceci que l’automutilation se déclencherait le plus souvent dans des contextes qui réactivent les premières relations d’un enfant confronté au complexe perceptif et émotionnel du premier semblable, perçu comme présence à la fois hostile et secourable. Et c’est bien sûr ici la référence à la première partie de l’« Esquisse pour une psychologie scientifique » (1895) de S. Freud qui s’impose. Dans ce texte, Freud introduit le principe d’identité. Tous les mécanismes psychiques auront pour but une identité entre la mémoire et le percept, lorsque le sujet vit une tension qui ne saurait s’épuiser par la décharge motrice et pulsionnelle. Les processus mentaux ne sont pas réservés seulement à la réalisation d’une décharge motrice ou biologique adéquate. Dans l’acte mental, le moi recherche l’identité (principe d’identité, expression fondatrice d’une philosophie de la présence). L’attraction de l’image investie par le désir, d’une part la vigilance et l’attention d’autre part, facilitent le processus d’identification de l’image mnémonique avec celle investie par la perception. Nous avons là une préforme de l’activité de jugement. L’énergie psychique ne suit plus des frayages primaires, cette dérivation ci implique, au contraire, un investissement dirigé du moi. Dans certains cas l’obtention de l’identité suppose un acte moteur du percevant. Il est des cas de reconnaissance rencontrée où la perception ne s’accorde pas absolument avec les traces mnésique dont la reviviscence est désirée. Cette perception est investie et permet soit des associations sans activité de jugement, rêverie, soit le déploiement de l’activité de jugement. Il peut exister un ordre d’identité au niveau du tout et des distinctions au niveau des parties. Réminiscence et connaissance se retrouvent tout à fait impliqués et possiiblement antagonistes au moment de la constitution de la première subjectivité, lorsque la perception d’autrui se construit par rapport aux différents fragments perceptifs que le nourrisson a de lui-même. Freud part de la rencontre entre l’enfant et une personne, une altérité remarquable en cela qu’elle est du même ordre que celle qui lui a permis et donné les premières expériences de satisfaction et donc, aussi, son premier déplaisir (n’allons pas chercher chez Freud ou Winnicott, de longs sanglots sur la bonne mère oblative des commencements). Il y a donc un intérêt psychique pour cet autre qui est aussi l’autre de la puissance : puissance de donner et de priver, d’être là ou pas, de répondre à la demande ou de la refuser.
Il va y avoir un moment où dans cette temporalité de la subjectivation, les divers segments de la reconnaissance moi-autrui vont s’apparier en diverses translations et clivages qui ne pas synchroniques. Adoptons pour un temps, le point de vue cognitiviste. Qu’observons- nous ? Un enfant va tenter de distinguer ce qui est de la forme globale acoustique et visuelle (l’autre parlant). Les éléments que Freud cite sont, les traits du visage, les mouvements de la main, les cris (p. 348 éd. 1956). Ils peuvent être rapportés à des faisceaux d’expériences interoceptives, extéroceptives et proprioceptives, surtout, du sujet à son corps propre. Des traces mnésiques de ces diverses activités et sensations sont investies dans cette tension de reconnaissance. Ainsi, le complexe d’autrui se divise en deux parts, l’une donnant une impression de structure cohérente et permanente (nous sommes là plus proche de ce qui est aujourd’hui, est nommé Gestält), tandis que l’autre est peut être comprise grâce à une activité mnémonique.
Mais le nœud du problème gîte ailleurs. Il s’inscrit dans ce moment où l’activité de jugement, analogique ou par balayage, ne suffit pas à asseoir l’identité, donc le narcissisme. En effet, une partie de la perception n’est pas intégrable au champ disjoint des identités élémentaires. En premier lieu le regard, puis la voix. De sorte que, déjà, des objets pulsionnels peuvent se cliver, en objet recouverts par l’image du corps de l’autre, préforme de l’image du corps, tandis que d’autres deviennent la part errante, fantomatique de ces objets privilégiés de ces deux pulsions qui visent la présence de l’autre : le regard et la voix. Freud commence par nous décrire en quoi l’expérience de la satisfaction donne lieu à un frayage tel que la réminiscence imagée de la personne secourable et de la situation d’apaisement se trouve réinvestie avec la résurgence du besoin. Pour autant, cet investissement de la trace mnémonique ne saurait être expliquée par un frayage purement mécanique, puisque l’objet dépend dans sa constitution du registre de l’autre humain. L’appel et le cri se creusent sur le fond de l’absence de l’objet.
Poursuivons. Quelque chose peut se détacher de la chaîne réflexe des objets signaux suspendus à des réminiscence de plaisir et de déplaisir et exercer sur elle la tyrannie de ses effets de retour. Il y a dans toute construction psychique humaine du refoulé irréductible. L’enfant, lui, est sensible au fait qu’un reste échappe à ses capacités de pensée et d’agir. au-delà de ce qui s’offre à ses facultés de compréhension, par-delà les gestes et les présences de l’autre, ses intentionnalités éparses ou régulières, il y a désir. On pourrait alors supposer que la pensée se constitue en parallèle avec le désir par les voies de l’interrogation sur ce qui se manifeste de la part du prochain comme intentionnalité obscure.
La scène du Nebenmensch ne se ferme pas sur une perspective d’achèvement. se voir en l’autre ouvre sur l’unification imaginaire, mais sur la menace aussi d’être dessaisi de l’autre, chuté de lui. Nous reconnaissons là une impossibilité située, bien au delà d’une impuissance, que la rencontre et la confrontation avec l’altérité nous rendent transparente sa volonté à notre égard. Pas de symétrie.
Des traits nouveaux et qui ne sont réduits par aucun travail de comparaison vont composer un fond organisé et stable, hors représentation, c’est à dire construit comme reste part l’activité de représentation. La représentation permettant la conquête du sentiment d’identité ne peut être une copie fidèle de la réalité, elle crée une réalité nouvelle et complexe donc. Il n’y a ici aucune métaphysique de la Chose ou du Réel préalable à faire valoir en psychanalyse. C’est donc ce complexe d’autrui qui crée des impossibles (donc du réel) et il n’y a pas à gloser sur un défaut du symbolique, qui échouerait à décrire tout un réel ordinairement posé comme préalable.
Ce point impossible, inassimilable, ne s’inscrit pas non plus comme une perte sèche pour le sujet. Bien au contraire, il devient la condition de toute perception, car autrement s’il était donné au sujet de percevoir absolument l’Autre, de le prendre intégralement, alors le sujet se confondrait avec le Réel. Avant donc que l’enfant parle son corps, en tant qu’il est pris dans la grammaire de ce que l’autre lui veut, il est marqué et morcelé par les signifiants qui lui viennent de la mère. S’il est évident qu’il y a pour chacun un organisme préalable, c’est aussi que le corps du sujet parlant est le fruit d’une opération de la mère et des opérations du sujet. Le corps du sujet n’est pas commencé par le sujet en tant que tel. C’est la position de futur sujet « en corps » dans les gestes et les phrases de l’autre, qui permet au sujet de s’assurer qu’il a un corps qui vient signifier son organisme. Autrement réduit à son organisme, le sujet est un reste informe. Il prend un corps en prélevant sur l’autre des réseaux, des traits. Une cartographie de l’entre deux corps se profile, se promet et se promeut, qui sera sans doute en état de défaillance là où, ultérieurement ce sera sur son propre organisme que le sujet tentera de prélever ces traits, mais sans boucler son geste dans la signification assumée d’une adresse à l’autre.
Ainsi se fait jour une première différence, qui sera assez longuement commenté par les psychanalystes à la suite de Lacan (dont S. Faladé) qui est situé entre un état mythique et originaire de jouissance absolue et une mémoire trouée. La signification toute phallique du corps, une fois rejetée crée le monde, orphelin de la Chose. Ce rejet est rejet du désir maternel. Cela veut dire que l’organisme acquiert des possibilités subjectives si se mettent en place des mouvements de rejet de l’excès d’excitation et de l’excés de la présence maternelle ; c’est aussi l’enfant qui crée la mère « suffisamment bonne » par ces rejets, amorces psychiques et physique de la dénégation.
Ces points théoriques étant précisés, on peut ajouter qu’un tel rejet n’est pas une simple oprétation mentale. Il suppose aussi une kinésie. Du mouvement. Des possibilités de renverser l’activité en passivité, la passivité en activité. Un moment de lien entre ce déni de l’emprise du désir de l’autre de l’Autre sur le psychisme du sujet, et une acceptation de se laisser séduire par la face découpée du complexe d’autrui, les signifiants et les bouts de corps retirés au corps de l’autre. La vie psychique symbolisante suppose le rythme. L’argument clinique pourrait alors être le suivant. La pulsion est située comme dépendante d’un double mouvement : de la demande de l’Autre s’origine la pulsion qui est d’abord jouissance puis excès de jouissance rejetée au-dehors. En même temps, donc, l’Autre se divise en une part part compréhensible et une part incompréhensible. Cette part compréhensible permet au sujet d’adopter les signifiants de l’Autre. L’enfant se fait alors manipulateur et découpeur des premiers flots continus de matière, aux premiers rangs desquels vibre la vocalisation.
Notre mythologie théorique attribuera en ce sens une capacité de choix à l’infans.
LE MODELE DU CORPS DEVENU ETRANGER, PRESQUE INFORME : L’AUTOMUTILATION COMME RETOUR AU GESTE FONDATEUR D’UNE CONTINUITE DU VECU CORPOREL.
Supposons maintenant que l’enfant accède à la coupure entre lui et le Monde, entre lui et la face de jouissance du désir de l’autre et les signifiants et traces que cette demande érogénéise sur la peau, l’enfant inscrit une première intégration du manque. Une partie de la libido se transvasera sur l’objet, ce qui confère une dimension narcissique dans le rapport aux objets, qui est tout à fait inéliminable. Et ce qui ne s’accroche pas dans ce rapport narcissique au semblable revient au cœur de l’économie libidinale.
Le sujet décharge cette énergie par le dissemblable, l’objet transitoire, qui dans les meilleurs cas peut être dit à la suite de Winnicott, transitionnel. Ce résumé idéal suppose un développement continu, dans un contexte d’étayage suffisamment constant.
Nous avons plus affaire, en présence de conduite automutilatrices, à une réponse violente à des moments de complet bouleversement du narcissisme. C’est alors le corps lui-même qui est pris dans la turbulence des remaniements narcissiques et qui, loin d’équivaloir à l’image idéale du semblable, redevient ce poids de réel qui insiste. Or il semble, bien que les adolescents, filles et garçons, vivent pour certaines et certains d’entre eux un moment transitoire, fortement anxiogéne où la vie brutale qui circule dans les humeurs de leurs corps et se signale par irruption (sang des menstrues, éjaculation) crée une sidération, un vide idéatif, une angoisse de dépersonnalisation. Cette angoisse ne peut en rien se retrouver subsumée en angoisse d’« inquiétante étrangeté ». elle signale non la retrouvaille insoupçonnée et irruptive d’un refoulé, mais bien plus et bien plus autrement, la rencontre avec la matière brute du corporel, avec sa substance même.
Qu’est le corps à ces moments là ? Pas encore une scéne bien qu’il insiste à se représenter, pas encore un thème bien qu’ils insiste à se couvrir de « piercing », de tatouages ou de blasons. Pas encore un motif donc. Au reste, il n’est rien de plus malhabile ou de plus erratique pour toute recherche en anthropologie clinique de ne considérer les piercings ou les tatouages que comme des actes d’écriture sur un moi étendu et aplani à sa surface corporelle. Le poinçon de la trace ne se dépose pas sur une surface plane, il crispe et cristallise une topologie de la profondeur qu’il excite bien davantage qu’il ne la signe. La coupure ne s’est pas déposée en lettres. Il se fait une activité incessante de la marque et de la coupure, forme erratique du premier trait symbolique qui se répète dans sa violence même. Parler à propos de ce type d’automutilations de « défaut de symbolique » ne peut qu’induire en confusion. Il n’y a pas là à tenir le conventionnel discours portant sur le défaut de symbolique, mais bien davantage à repérer un geste symbolique qui se répète compulsivement. Il y a un défaut de nouage symbolique aux registres du réel et de l’imaginaire. Il serait plus astucieux de parler d’un défaut de médiation imaginaire : le corps ne trouvant pas la scène et le récit pour se produire comme événement pour autrui, pour se convertir en lieu des parures, de promesses, des mascarades déjouables et des échanges possibles.
La clinique insiste qui mise sur une prise en compte des puissances de l’informe du corporel.
L’adolescence doit effectuer deux opérations solidaires. D’une part, fabriquer une façon de geste polémique avec l’informe du corporel ; ensuite sexualiser ce qui reste de ce dialogue. Ces deux opérations étant provoquées, comme réponse après-coups, par le trauma pubertaire.
Quel corps pour quelle adolescence ? La question a deux faces, deux aspects. Elle est tout d’abord pathognomonique de nos mondes contemporains au sein desquels se diffusent autant qu’elles s’éparpillent, les techniques du corps. Elle est ensuite une question de structure qui prend en compte la naissance des significations et des assignations symboliques des turbulences corporelles du pubertaire. L’anthropologie est ici convoquée. Mais elle l’est à un double titre. D’une part, sa naissance d’information sur le plan local apprend, fascine et divertit. Le culturalisme sema mille efflorescences de descriptions de sexualités adolescentes joyeuses, innocentes, gourmandes et sensuelles. Reste, d’autre part, la dimension de ce qui humanise le scandale du corps humain. Les anthropologues et les psychanalysent savent, aujourd’hui, que la fabrique du corps humain suppose des attaques, des marquages, des assignations et de référenciations. Et, de plus en plus, leur objet n’est plus seulement la grammaire culturelle du corps. Il se déplace. S’élargit. jusqu’à toucher aux fondements de l’appropriation du corporel, aux moments décisifs des dépersonnalisations singulières et collectives.
C’est ici que l’on peut toutefois se demander si, à partir de cette première coupure évoquant le refoulement originaire, il n’y a pas de destins différents du rapport au corps et à l’objet. Ils seraient liés à la possibilité d’existence d’une trame psychique renversant en actif le passif et l’actif en passif, et aidant à la combinatoire des fantasmes originaires et jouant avant la puberté. Certains sujets mélancoliques (et non psychotiques) étant, persuadés que le monde des objets est clivé entre des objets qui les tyrannisent et des objets en lesquels tout l’affect va se transvaser, le sujet étant la cause du défaut qui les accable. Ainsi, C. Chabert signale-t-elle avec raison la fréquence du traitement mélancolique du fantasme de séduction lorsque le retournement sur la personne propre (destin possible de la pulsion) assure la conviction d’avoir été séduite par le père et non d’avoir été séduite par elle. L’agent séducteur n’est plus l’adulte pervers, il est le sujet lui même.
LA MUTILATION DU JEUNE PSYCHOTIQUE ET DU JEUNE AUTISTE
Devant un tout jeune automutilateur, il convient d’observer, sans relâche, comment le corps du sujet se pose dans l’espace, comment il se raccroche à autrui, comment le sujet accepte ou refuse des amorces de lien, quels sont les objets externes auxquels il se raccroche, etc. (Mittelman. 1954). Puis sans doute, remettre en doute la valeur explicative par l’autopunition ou l’auto-agressivité, pompeusement baptisées « expression de la pulsion de mort ». il en est de même aussi pour les pathologies graves de l’adulte. Les mélancolies délirantes par exemple.
Mais observer ne mène à rien si on ne dispose pas du concept qui permet de rassembler les observations et de leur donner un sens. Ici la démarche de recherche clinique a bien du mal à se dégager des nécessaires croyances et idéologies institutionnelles qui suppose que les sujets qui sont traités dans une institution aient une forme particulière d’attente, de demande ou de tout du moins de « non-indifférence » aux soins qui leur sont prodigués. Et nous savons, en tant que cliniciens, à quel point ces scénarios « transitivisent » le sujet en ce qu’ils lui attribuent une intentionnalité et une intériorité psychique expressive.
L’effort fut alors de mettre en relation, comme le fit Jenny Aubry, les moments d’autoprotection et des moments d’automutilation que présentent des enfants très carencés (et, pour certains, possiblement autistes) avec les modalités de présence (sur le mode contenant ou intrusif) des personnes qui prennent en charge ces enfants.
Il fallait donc faire parler l’automutilation. La situe. Répondre à la question de savoir si elle est message du sujet et déjà solution inventée par lui pour répondre à des tensions et même à des conflits. L’artifice le plus commode, et solidement appuyé par la clinique comparative psychiatrique, est de tenter de bâtir des typologies des comportements d’automutilation.
Une première tentative de repérage se dessine alors. Voulant établir un état des lieux des recherches concernant l’autisme infantile, Braconnier et Ferrari ont proposé, dès 1982, d’établir une distinction forte entre l’automutilation dite des « schizophrènes de bas niveau » qui serait préconflictuelle et celle des « schizophrènes de haut niveau » qui constituerait une solution pour un conflit intrapsychique.
Rendre parlante l’automutilation suppose une opération qui « greffe » un partenaire sur le sujet qui s’automutile afin d’intégrer ce comportement dans un contexte relationnel. L’automutilation prend un autre sens du moment où quelqu’un s’émeut, et contient, répond à l’acte. Mises (1963, 1981), note qu’à côté des automutilations graves présentées par certains autistes ou certains enfants psychotiques, des passages à l’acte qu’il qualifie « d’auto-agressif » peuvent survenir du seul fait qu’un adulte tente d’établir un contact avec un enfant ou tente de modifier les protocoles de relation habituels entre cet enfant et lui. Nous pourrions développer une hypothèse et proposer, à partir de ce constat, que des conduites automutilatrices surgissent lorsque le sujet est débordé par la présence et la demande de l’autre.
Une clinique différentielle serait alors possible (Dumesnil, 1984). Retrouvons cet infans qui fait choix du rejet de cette coupure entre lui et l’Autre, entre lui et le Monde. L’enfant autistique fut un nourrisson qui, faute d’accéder à cette première inscription et recouvrement de l’objet primordial par des signes de perception, n’a pas pu mettre en place de système de pare-excitation suffisamment solide au moment où furent vécues des angoisses catastrophiques d’anéantissement. Ce qui mènera possiblement cet enfant à rejouer dans le Réel les opérations de partition et de coupure, au sein du continuum de sa matière jouissance, c’est à dire le corps. L’automutilation exprime dans une reconduction première des opérations de séparation mais tout à fait abouties, comme si l’enfant voulait de se couper de tout ce qui représente ce qui, de l’autre, l’appelait à répondre en tant que partie détachée du monde. Mais elle aussi et paradoxalement ce qui redonne au sujet une certitude de corps, une certitude de réalité.
Nous sommes souvent dans un premier temps avec des autistes dans un sentiment d’être devant une étrangéité extrême ; or, et ceci fût observé, encore récemment, à la suite de M. Litle, par O. Bernard-Desoria ou C. Lheureux, l’enfant autiste évite la rencontre qui le submerge mais ce, non pour nier l’autre et le réduire à néant, mais pour conserver un lien dit « idéal » aux autres, mais sans leur présence. Forme tout à fait étonnante d’un appui sur le couplage de la présence et de l’absence qui ne fait pas jeu. Observer ce qu’il y a de destructeur dans l’autisme ne devrait pas empêcher de prendre en considération les réponses différées que certains autistes font à des signes de demande (ou tout simplement des signes de vie) émanant d’autrui. Il est vrai que pour bien s’occuper d’enfants autistes, il faut du temps, du temps ou presque perdu, presque lancé dans le vide de tout suspend de projet, mais non dans le retrait de toute espérance.
La plus grande difficulté que nous éprouvons à comprendre le sens d’un acte automutilatoire provient du choc causé par ce nous observons. Nous supposons qu’un sujet se fait mal à « lui-même ». Et sans cette supposition mobilisatrice d’empathie, nous aurions du mal à réagir et à répondre. Mais c’est déjà attribuer à l’enfant un certain nombre de sentiments et de suppositions. Sentiments que son corps est à lui et qu’il est son bien, sentiment qu’il se situe dans un espace au sein duquel il se place et s’oriente comme un échantillon détaché du Monde et détaché des objets du monde. Ce que cette supposition nous empêche de penser est précisément le rapport entre le geste automutilatoire et la fonction de la coupure. Ainsi, des passages à l’acte que nous pouvons décrire comme auto-agressifs peuvent survenir du seul faut qu’un clinicien (ou toute autre personne en charge de l’enfant) vit avec l’enfant une relation physique intense, étroite, de façon si proche qu’ils sont pas articulés l’un à l’autre, mais plus l’un par l’autre parasités et paralysés. L’un et l’autre confondus par une surface sans bord et sans orientation. La séparation qui advient nécessairement est une fausse coupure, elle est une coupure qui ne fait pas coupure mais qui démembre le monde et l’enfant. La fusion ayant obéré la décharge de toute une partie de la sthénicité de l’enfant, la fausse coupure de la séparation libère l’énergie pulsionnelle. Ainsi, dès que l’objet résiste un peu au travail de sape de l’annulation, se fait jour un risque de retournement de l’agressivité contre soi. Là encore, faut-il considérer que cette auto-agressivité, allant jusqu’à la mutilation si on n’y prend pas garde, ne reconduit pas le sujet vers une mythique case départ. Le réel du lien corps du sujet et corps d’autrui, ne se trouve pas totalement aboli et le monde ne revient pas toujours à la même place. Voyez comme après des épisodes de rage automutilatrice, certains enfants ne font plus passer cette coupure entre leur corps et eux, certains enfants n’accouchent pas d’un morceau d’eux-mêmes qu’il laisserait chuter dans le monde. Certains, à ces moments de calme revenu, vont chercher une forme d’abri rudimentaire chez l’autre. Ils trouent l’espace (Douville, 1997 ; Lheureux, 2003). Que ce soit en évidant des murs, en creusant des seuils ou en allant par morsures, par la sthénicité de la bouche entamer le corps d’autrui. Il ne s’agit pas de pousser le stoïcisme professionnel jusqu’à se laisser ronger de la sorte. Mais rien n’interdit que nous puissions comprendre que cette bouche, par quoi commence notre corps humain, creuse une faille où se projeter. L’agression, et de même, l’automutilation antécédente n’est pas un simple automatisme, et ce n’est pas non plus un simple geste de protection. Le corps humain commence en même temps que commence la faille dans l’autre, faille où ce corps peut trouver à se loger. Alors, la coupure qui ne fait pas coupure, ce geste symbolique jamais en lien avec les mots qui enchantent le monde ni avec l’imaginaire qui densifie le corps et l’oriente, ne se jouent plus sur le corps réel de l’enfant. Sur ce premier continent, cette prime consistance. Alors la coupure se déplace et qui son involution fracassante. Elle passe entre corps et espace, déjà. Les corps, en torsion, un peu à la façon des peintures de la Haute Egypte sont traversés par des vecteurs d’espace qui semblent charrier à eux les extensions du corporel. Torsadés et non lovés, les bras traçant des courbes, les corps se plient et les objets sont souvent tendus au-dessus des têtes comme en une offre, encore timide, rebelle, à peine dans l’attente d’un geste qui reprend, contient et redonne. Une torsion, une coupure entre le monde et l’espace et l’enjeu d’un lien : tels sont les mots qui disent le mieux, pour moi, la façon dont certains autistes tentent de relier des points antipodiques de l’espace. Le mouvement n’est plus celui d’une involution qui tend vers le repli le plus sur lui-même refermé et enclos. Eviter ce trop de réel que convoque le corps d’autrui impliqué par la rencontre n’est pas pour un tel enfant que se tenir alors au bord de la néantisation. Avec quelle cohérence économique l’enfant crée et conserve-t-il du lien ? L’autiste alors ne se réduit plus à cette chose insécable qu’il collectionne souvent avec une minutie extrême. Loin de n’être que le plus petit et le plus compact corpuscule de l’espace, il devient, de l’espace, le vecteur. Cette coupure passant entre lui et l’autre, il peut détacher des formes, des objets, où même jouer à des mouvements où il met hors du champ son thérapeute pour l’y inclure aussi énergiquement juste quelques secondes plus tard. Le mouvement revient sur lui-même et se coupe, à la condition que nous sachions l’accompagner. Et nous consentons à être ce bout du corps dont l’autiste a besoin pour écrire un tracé, tracé le plus souvent d’une ligne qui se recourbe et qui se recoupe.
Le passage de cette centration de l’enfant sur son corps (comme étant son unique continent) à la co-création des seuils, des portes, des fonds et des lignes perspectives, crée des successions de mouvements pensables. Se retire de l’automutilation son aspect proprement symbolique : l’attirance irrépressible pour l’insécable et la répétition de la trace que manifestent si souvent de tels enfants. Seule une patiente et créative recension des moments d’éprouvés et d’élaboration d’espace permet la conquête d’articulations entre le continu du temporel et le discontinu de l’espace, toutes exemplaires de la façon dont l’autiste psychise son être en psychisant le corps de son thérapeute. Le Monde a alors un fonds, une trame, presque une garantie d’existence.
CONCLURE…
L’extrême diversité des conduites automutilatoires, leurs survenues chez des sujets de structures psychiques fort différentes, nous a mené à tenter un repérage dialectique autour du complexe d’autrui.
Le fil rouge pourrait être de considérer ces conduites en rapport à la dimension d’altérité, et sans les réduire à de simples poussées de fureurs autodestructrices, de tenter de situer en quoi elles écrivent, dans la hâte, une possible nouvelle articulation entre corps, espace, temps et autrui.